::: Tomato Red :::

"J'ai repéré le serpent, derrière la contre-porte. Un de ces serpents buveurs de lait, je crois bien. Il sortait à peu près de l'endroit où nous nous étions plantés comme des poubelles. Il avançait lentement, avec insouciance et désinvolture, un peu comme s'il était en train de jouer au golf, ou quelque chose comme ça. Je l'ai vu onduler vers une touffe d'herbe et, d'un coup, il n'était plus là, il avait complètement disparu, comme s'il n'avait jamais été là, comme une vérité qu'on n'a pas osé dire.
Au bout d'un bref laps de temps, il n'est plus resté que Jamalee et moi. Là où elle avait touché le sol, des demi-cercles terreux marquaient sa robe. Lunes poussiéreuses, dernière touche apportée par un styliste. Elles attiraient irrésistiblement mon regard.
- Je vais avoir besoin de me trouver un boulot, a dit Rouge Tomate. Mon frère ne fera jamais l'affaire comme étalon.
- J'avais mes doutes, ai-je dit en portant les mains à ma brosse, puis j'en ai massé les ailes. Mais il lui reste encore tous ses autres talents.
- Bon, eh bien, je vais me trouver un emploi et réunir le fric de cette façon. Je peux me dégoter un boulot, mais toi ?
- Faudra qu'on me pende d'abord. Quand ce sera fait, peut-être que je me mettrai à la recherche d'un quelconque boulot de manoeuvre. J'aspire de tout mon coeur à un boulot de manoeuvre, mais j'aime autant être mort et enterré pour le faire.
- Oh, merde, Sammy, l'avenir s'annonce franchement pourri.
C'était un jour navrant pour baby Jam, que ce jour où sa courroie de transmission l'avait lâchée au beau milieu de son plan. Ca la laissait toute saignante et écorchée vive, toute secouée et songeuse.
- C'est pas juste.
- Ah, ai-je dit. On est bel et bien en train de s'en payer une.
- Une quoi ?
- Une séance d'apitoiement sur nous-mêmes. Exactement comme tu disais : mes regrets éternels, tes éternels regrets ; on va les célébrer, en discuter en long et en large et les étaler au grand jour.
Oh, pour ça, Jamalee n'avait vraiment pas besoin de mes commentaires. Elle m'a jeté un regard, laissant entendre qu'elle était tout à fait capable d'abolir la pesanteur, ou un truc de ce genre, jusqu'à ce que j'apprenne à rester à ma putain de place. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle a réussi son coup, mais, si je pouvais le dire, ça me fournirait probablement une excuse imparable. Pas vrai ?"

© Daniel Woodrell 1998 - extrait de"la fille aux cheveux rouge tomate"
(v.o. : Tomato Red) - éditions Rivage / noir.